Rapport sur les concours de poésie et d’éloquence
de l’année 1807
DE M. SUARD,
Secrétaire perpétuel de l’Académie française
La classe de la langue et de la littérature françaises a proposé deux prix pour le concours de cette année : l’un de poésie, dont le sujet était le Voyageur ; l’autre d’éloquence, dont le sujet était le Tableau littéraire de la France au XVIIIe siècle.
Le sujet du prix de poésie avait déjà été proposé au dernier concours, avec deux autres sujets dont le choix avait été laissé à la discrétion des concurrents. Celui du Voyageur n’avait produit que quelques pièces dont la médiocrité ne laissait pas présager le succès du nouveau concours. L’événement a passé les espérances de l’Académie. Cinquante-cinq ont été admises au concours. Le plus grand nombre, comme on devait s’y attendre, n’ont pas même mérité d’être lues en entier. Dans le reste, il s’en est trouvé qui annoncent de l’esprit et du talent. Mais quelques détails heureux, quelques vers bien tournés ne pouvaient compenser la faiblesse de la composition, le défaut de poésie et les négligences du style. Une ou deux de ces dernières auraient pu cependant obtenir quelque distinction, si le mérite qu’on y trouvait n’avait pas été entièrement effacé par la grande supériorité de trois ouvrages qui ont attiré particulièrement l’attention et fixé les suffrages de l’Académie. Tous trois ont paru réunir à un degré peu commun, mais avec quelque inégalité, le mérite d’une composition ingénieuse et sage, à celui de la variété du mouvement, de l’élégance et de la couleur dans le style.
Le premier, enregistré n°52, a pour épigraphe :
« Nequicquam Deus abscidit
Prudens Oceano dissociabili
terras.
HORAT., lib. 1, ode 3.
L’Académie lui a décerné le prix. L’auteur est M. C. Millevoye, dont un discours sur l’Amour maternel a mérité une mention honorable dans le concours de l’an 1805, et dont l’épître sur l’Indépendance de l’homme de lettres a été couronnée l’année dernière.
La pièce qui a le plus approché de celle-là est le n°48, ayant pour épigraphe :
« Summa sequar fastigia rerum. »
VIRG., Aeneid., lib.1.
L’Académie, en adjugeant l’accessit à cet ouvrage, a exprimé le regret de n’avoir pas un second prix à lui donner. L’auteur est M. Victorias Fabre, qui a obtenu une mention honorable au dernier concours sur l’Indépendance de l’homme de lettres.
La troisième pièce dont le mérite a frappé l’Académie est le n°33, ayant pour épigraphe :
« Dic mihi, musa, virum…
Qui mores hominum multorum vidit et orbes. »
HORAT., Ars poet.
On lui a adjugé un second accessit. L’auteur est M. Brugnières, de Marseille.
Une circonstance de ce concours également honorable pour la littérature, pour le gouvernement et pour l’Académie, mérite que nous en rendions compte ; et nous sommes persuadés que ce détail ne sera pas entendu sans intérêt par une assemblée nombreuse et choisie, que le goût, des lettres et l’amour des talents ont pu seuls attirer et réunir dans cette enceinte.
Un ministre ami des lettres par son goût et ses lumières, et leur bienfaiteur par le noble exercice de ses fonctions, a été instruit du jugement que l’Académie a porté sur les pièces de poésie admises au concours. Il n’a pas voulu que le regret qu’elle avait exprimé fût un vœu stérile. Voici la lettre qu’il a adressée au secrétaire de l’Académie :
« Monsieur le secrétaire perpétuel, j’ai appris que la classe de la langue et de la littérature françaises avait eu beaucoup à s’applaudir du concours qui a eu lieu cette année pour le prix de poésie, et j’ai vu par l’extrait du procès-verbal de la séance de mercredi dernier, qu’en adjugeant le prix à la pièce n°52, qu’elle a jugée être d’un mérite supérieur, elle a exprimé le regret de n’avoir pas un second prix à adjuger à l’auteur de la pièce n°48, qui a obtenu le premier accessit, et qui lui aurait paru digne elle-même du prix, si elle n’avait encore été surpassée.
« Je me félicite, Monsieur, de pouvoir suppléer en ce moment à l’insuffisance des moyens dont l’Institut national dispose, en faisant les fonds d’un second prix des deux tiers du premier, si en effet la classe juge que la pièce mérite d’être couronnée, et que cet exemple ne peut tirer à conséquence. Je suis assuré, en proportionnant ainsi les récompenses aux véritables succès, de remplir les intentions de. S. M. l’empereur, qui désire faire obtenir aux lettres françaises un éclat digne de son règne. Nous devons nous réjouir de voir que les efforts du talent donnent lieu à multiplier les couronnes. Je désire aussi que les talents soient à leur tour encouragés par cette perspective. J’espère que la classe dont vous êtes l’organe trouvera dans cette disposition un gage de la juste confiance qu’inspirent les suffrages qu’elle décerne.
« Recevez., Monsieur le secrétaire perpétuel, l’assurance de mes sentiments distingués. Signé Champagny. »
Le secrétaire ayant donné, communication de cette lettre à l’Académie, elle a pris l’arrêté suivant :
« La classe se conformera avec empressement aux intentions du ministre de l’intérieur, en décernant le prix dont S. Ex. veut bien faire les fonds, à la pièce de vers qui a obtenu le premier accessit, et que la classe regrettait de ne pouvoir couronner.
« Elle regarde ce don, non-seulement comme une récompense méritée par l’ouvrage à qui elle est accordée, mais encore comme un puissant encouragement pour les talents qui se destinent à entrer dans la même carrière.
« L’Académie ne peut voir sans un vif intérêt l’attention aussi généreuse qu’éclairée que le ministre porte sur les travaux de la littérature et la confiance qu’il accorde aux jugements prononcés par l’Académie, en réalisant un vœu qu’elle avait formé, est un témoignage honorable d’estime qu’elle reçoit avec reconnaissance.
« Le prix que le ministre de l’intérieur met l’Académie en état de décerner à la pièce de vers n°48, sera proclamé dans sa séance publique du trimestre prochain ; on y fera lecture de la lettre du ministre ; ainsi que de la délibération de la classe à ce sujet.
« Le secrétaire perpétuel est chargé d’adresser à S. Ex. le ministre de l’intérieur une copie du présent arrêté. »
Le secrétaire s’étant conformé aux intentions de l’Académie, le ministre lui a fait remettre une somme de mille francs, qui ont été employés à faire frapper une seconde médaille destinée à l’auteur de la pièce qui a mérité cette distinction.
L’événement de ce concours donne lieu à une observation honorable pour l’Académie et du plus favorable augure pour notre littérature. Pendant cent cinquante ans, l’Académie française avait distribué des prix de poésie, et nous osons affirmer que, dans ce long espace de temps, dans les plus beaux jours même de notre siècle de gloire littéraire, aucun des concours de l’Académie n’a produit à la fois trois ouvrages en vers d’un talent aussi mûr, d’un goût aussi sain, d’une poésie aussi brillante d’une élégance aussi soutenue que les trois pièces que la classe a distinguées. Nous aimons à croire qu’après la lecture qui va en être faite, le jugement de l’assemblée confirmera cette réflexion.
La jeunesse des deux auteurs couronnés, dont le plus âgé n’a pas vingt-cinq ans, est une autre circonstance qui semble répandre un nouvel intérêt sur cette solennité. En attachant nos couronnes sur de si jeunes fronts, la jouissance du moment s’embellit des espérances de l’avenir, et nous aimons à prévoir, dans le triomphe que nous décernons, ceux dont il doit être le présage. Nous devons espérer que les deux athlètes vainqueurs dans cette noble carrière, loin de se laisser enivrer de leurs premiers succès, n’y trouveront qu’un motif puissant d’émulation pour s’occuper à perfectionner sans cesse leur talent, à étendre et fortifier leur esprit par de bonnes études, et à se mettre en état d’appliquer l’un et l’autre à des travaux plus importants. Nous ne sommes plus dans le temps où le mérite d’un sonnet divisait une cour polie et un public éclairé, et suffisait presque pour assurer la réputation d’un poëte. L’abondance des richesses a rendu notre goût dédaigneux et sévère. Aujourd’hui le succès d’une épître, d’un discours en vers, quelque talent qu’il annonce, n’a qu’un éclat éphémère ; on n’arrive plus à la gloire que par des routes longues et difficiles.
Heureux encore, si, en entrant dans cette hasardeuse carrière, l’élève des Muses n’y rencontrait d’autres obstacles que ceux qui naissent des difficultés de l’art ; mais les passions humaines lui eu susciteront de bien plus redoutables. La jalousie, cette maladie si naturelle aux petites âmes et aux esprits médiocres, a de tout temps semé d’épines et de pièges la carrière des lettres et des arts. Aujourd’hui cette passion malfaisante a puisé dans les circonstances une nouvelle activité en se liguant avec l’esprit de parti, à qui tous les alliés sont bons ; en favorisant des préjugés chers à l’ignorance, en servant des ressentiments légitimes peut-être dans leurs causes, mais égarés dans leurs espérances ; en se retranchant même derrière des noms respectés et des principes respectables : tels sont les ressorts qui mettent en mouvement cette troupe obscure de détracteurs des sciences, des lettres et des arts, qui sous l’apparence d’une conspiration purement littéraire, cache des-vues plus profondes. De tels ennemis sont méprisables sans doute ; mais il ne faut pas se le dissimuler, ils ont trouvé beaucoup de partisans. Ils pourraient même être dangereux, si la raison et le goût n’avaient pour défenseurs et pour appuis trois grandes puissances : la sagesse du gouvernement, l’opinion du public éclairé et l’influence des corps littéraires.
Le vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna, qui dans ce moment gouverne la France du fond des marais de la Pologne, ne perd de vue, au milieu des camps, ni l’intérêt des lettres, ni les services que peut leur rendre un corps dont il s’est honoré d’être membre, et qui se trouve heureux aujourd’hui de l’avoir pour protecteur. Occupé à la fois de plans de guerre et de négociations de paix, son génie, dont l’étendue embrasse tout et dont l’activité suffit à tout, médite depuis longtemps un grand système d’instruction publique, et cherche en ce moment même (nous osons l’affirmer) les moyens de donner à la littérature française plus d’éclat et d’activité, en favorisant l’influence des bons principes, et en dirigeant l’emploi des talents vers des travaux utiles.
Le concours du prix d’éloquence n’a pas été aussi heureux que celui de poésie, et l’Académie en a été plus affligée qu’étonnée. En proposant pour sujet de ce prix de tracer le tableau littéraire de la France au XVIIIe siècle, elle en avait pressenti toutes les difficultés ; elle savait qu’un tel sujet, pour être bien traité, demandait de longues recherches, des connaissances variées et une réunion de goût et de philosophie qui sera toujours fort rare. Mais elle a pensé en même temps qu’un des plus grands avantages des concours académiques était d’exciter les écrivains qui s’y destinent étendre leurs connaissances par des études approfondies, et à se former à l’art de la composition, comme à l’art d’écrire.
Il faut au vrai talent des difficultés à vaincre pour apprendre à maître ses forces, et il n’y a guère de difficultés de ce genre qu’il ne vienne à bout de surmonter avec de la méditation, de la patience et du goût. Celles que présente un sujet qui parait d’abord trop vaste pour être resserré dans les limites d’un discours académique, forcent à écarter les idées communes et à bien ordonner celles qui sont nécessaires. La propriété de l’ordre en tout est d’agrandir l’espace.
Ces réflexions se trouvent confirmées par l’examen des ouvrages composés sur ce sujet, et présentés aux deux derniers concours. Dans les premiers l’embarras des auteurs se montre par la manière vague et superficielle dont le plan est conçu, par des détails étrangers au sujet, et par une grande négligence dans l’exécution. Le second concours a offert un progrès sensible dans les ouvrages qui ont été envoyés, et dont plusieurs annonçaient une composition plus sage, des Viles plus approfondies, pet une diction plus soignée.
L’Académie n’en a cependant trouvé que trois qui lui aient paru mériter une attention particulière. L’un suppose dans son auteur des connaissances étendues, des vues philosophiques, et le talent d’écrire ; mais il s’est trop étendu sur les progrès des sciences dans le XVIIIe siècle, au lieu de se borner à les considérer dans leurs rapports avec la littérature il a fait une dissertation philosophique, non un discours oratoire.
Dans les deux autres pièces le sujet est considéré en général sous son vrai point de vue, et les détails prouvent du goût et du talent. L’un surtout a beaucoup d’éclat dans le ton, des vues très-ingénieuses, un style animé, quelquefois éloquent ; mais il s’y trouve des omissions importantes, des jugements hasardés, des recherches d’expression qui ne sont pas toujours d’un goût assez pur.
Nous devons ajouter ici deux observations qui nous paraissent essentielles pour guider les concurrents dans leur travail, et les préserver de deux erreurs qui peuvent nuire à leurs succès.
La plupart de ceux qui ont envoyé des ouvrages au concours ont paru croire qu’en proposant, le Tableau littéraire du XVIIIe siècle, l’Académie avait eu pour but d’établir un parallèle entre le XVIIIe et le XVIIe siècle, et même d’élever un de ces siècles au-dessus de l’autre. L’Académie n’a pas eu une telle intention. Ces sortes de parallèles sont plus favorables au bel esprit qu’au bon esprit, et produisent plus d’erreurs que de vérités dans les jugements qui en sont le résultat. Les talents divers n’ont point de mesure commune : ceux qui sont exercés dans le même genre pourraient être aisément comparés. Mais il est rare que, la diversité des goûts, des opinions, des études même, fasse pencher la balance d’un côté ou de l’autre dans la main qui la tient.
L’Académie a désiré qu’on lui présentât une appréciation fidèle et positive des richesses que le dernier siècle a ajoutées au trésor littéraire de la France, sans chercher à en faire la balance avec le fonds de richesses créé par le siècle précédent. Elle a désiré surtout qu’on observât les progrès qu’a faits la langue dans le même siècle, ce que tous les concurrents ont trop négligé jusqu’ici : il est important aussi de relever l’éclat que les hommes de génie qu’il a produits ont ajouté à la gloire nationale, et ce, qu’on doit à beaucoup de bons esprits, qui, sans atteindre aux premiers rangs de la renommée, ont concouru à la propagation des lumières, aux progrès de la raison et du goût.
Une seconde observation portera sur l’étendue qu’on doit donner aux discours envoyés au concours. L’Académie doit désirer qu’un discours qu’elle couronne puisse être lu en entier dans une séance publique, sans fatiguer l’attention des auditeurs c’est aussi l’intérêt des auteurs couronnés et une partie de leur triomphe. Mais cela ne peut avoir lieu si la lecture de l’ouvrage demande plus d’une heure de temps. C’est la mesure d’attention que l’Académie croit pouvoir attendre d’une assemblée nombreuse.
L’Académie propose donc pour la troisième fois, pour sujet du prix d’éloquence, le Tableau littéraire de la France au XVIIIesiècle ; et comme ce prix est assigné sur le fonds de l’an 1805, où il a été proposé, l’Académie se trouve en état d’assigner sur le fonds de cette année un nouveau prix d’éloquence. Le sujet sera l’éloge de Pierre Corneille. L’Académie française avait résolu autrefois de proposer cet éloge, lorsqu’elle fut prévenue par l’Académie de Rouen : deux écrivains qui furent ensuite membres de l’Académie française eurent les honneurs de ce concours. Gaillard remporta le prix, et Bailly obtint l’accessit. Leurs ouvrages méritent d’être lus par les concurrents qui voudront entrer dans cette noble lice, mais ne doivent pas les décourager. Quoiqu’on ait beaucoup écrit, et très-bien écrit sur Corneille, l’éloge des grands hommes et l’analyse des productions du génie offrent un fonds inépuisable de vues, de sentiments et de pensées : on observe que les tragédies du créateur de notre scène paraissent obtenir aujourd’hui plus de faveur à la représentation qu’elles n’en avaient obtenu depuis longtemps, et même dans les dernières années du siècle de Louis XIV. Il peut être intéressant d’en rechercher la cause, et cette circonstance même peut offrir quelque point de vue nouveau.
Le prix de poésie ne devait être proposé qu’en 1808, pour être décerné en 1809. L’Académie, afin de donner aux concurrents plus de temps pour le méditer et le traiter, a cru devoir en annoncer d’avance le sujet. Le sujet sera les Embellissements de la capitale. Il a paru riche et fécond. Des canaux, des ponts, des quais, des fontaines, des arcs triomphaux, des acquisitions inappréciables en monuments des arts, fruits de la conquête, l’achèvement du Louvre pendant si longtemps toujours en vain projeté ; ces objets temps désiré, et appellent non-seulement la palette du peintre, mais encore les observations du philosophe. Ils intéressent la salubrité de la capitale ; ils promettent de nouvelles jouissances à ses habitants ; ils ajoutent à la grandeur de l’empire et à la gloire du souverain qui, ayant conçu un si vaste plan dans des circonstances qui doublaient la difficulté de l’exécution, aura su vaincre tous les obstacles : ce sera acquitter en partie la dette de la capitale envers son bienfaiteur que de célébrer dignement le bienfait. On peut observer que les productions de l’imagination et du goût caractérisent l’esprit général et le degré de lumières qui existent dans une nation, et que les grands monuments des arts peignent plus particulièrement le génie et le caractère de celui qui gouverne.